L’accord Google-Hachette Livre sème toujours le trouble
par Chloé Luisetti sur le site ElectronLibre
Hachette Livre fait office de pionnier face au reste des éditeurs français et des pouvoirs publics en signant un accord avec Google visant à numériser les oeuvres tombées dans l’oubli. Un partenariat qui met l’Etat au pied du mur et scelle désormais l’avenir d’une irréversible mutation de l’économie du livre.
La numérisation des ouvrages littéraires bat son plein. L’Union Européenne finance la numérisation de 14 millions de livres pour contrer l’offensive de Google sur ce marché. Arnaud Nourry, PDG d’Hachette et Dan Clancy, le responsable de la division Google Book, ont dévoilé leur accord au grand jour : les oeuvres « pourront être proposées sous forme de livres numériques via Google Livres, soit être exploitées sous d’autres formes commerciales telles que l’impression à la demande ». Officiellement scellé, c’est dès lors un lancement en solo de la première maison d’édition française auquel assiste toute la profession du livre. Un partenariat dont découlera via « Big G » la numérisation de pas moins de 40 à 50 000 ouvrages retirés de la vente du catalogue Hachette comme de littérature générale, universitaires et documentaires des éditions Grasset, Fayard, Calmann Lévy, Armand Colin, Dunod et Larousse. Cet accord suscite de grandes interrogations au ministère de la culture comme au syndicat du Livre, tous deux redoutant la perte de contrôle du patrimoine. Pourtant la maison d’édition du groupe Lagardère affirme qu’elle peut récupérer les fichiers numérisés par Google. Elle a l’assurance de rester libre de ses droits numériques et fixer les prix de ses ouvrages. « Il s’agit du premier accord de ce type signé entre Google et un éditeur français », reconnaît Arnaud Nourry, PDG de Hachette Livre, qui se montre rassurant sur la notion de « respect du droit d’auteur français ». »Nous avons décidé de distinguer le passé de l’avenir. Les agissements passés de Google ont déclenché une plainte et le procès ira jusqu’au bout. Mais nous avons décidé d’aller de l’avant et de passer un accord pour trouver enfin un accord légal à la numérisation des livres épuisés par Google », a précisé Arnaud Nourry.
Plus que du respect, c’est désormais patte blanche que montre Google en négociant enfin une autorisation en amont. En effet, jusqu’à présent Google numérisait ces livres sans aucune autorisation, ni de l’éditeur ni des auteurs, en prélevant les livres épuisés dans les bibliothèques américaines. Après avoir numérisé 12 millions d’ouvrages depuis 6 ans sans avoir jamais reçu l’autorisation des éditeurs et en dépit de l’avis des ayants droit, la firme de Mountain View ne compte plus ses attaques en justice. A commencer par les éditions Le Seuil La Martinière et le Syndicat national de l’Edition (SNE), qui ont obtenu sa condamnation il y a un an devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour contrefaçon.
Antoine Gallimard, président du SNE, s’est montré ouvert à la discussion concédant « un changement d’attitude sans précédent » de la part de Google, vis-à-vis des ayants droit. Mais la prudence reste de mise
Méfiance
Si Google réussit ici à ouvrir une belle brèche dans le débat sur le chantier de la numérisation qui anime auteurs et éditeurs, la méfiance règne au coeur de la profession du Livre, au regard des us et coutumes quelque peu cavalières du moteur de recherche. « Google n’a, à ce jour, jamais respecté ses engagements à l’égard du droit de la propriété intellectuelle « , a rappelé le SNE. Les auteurs de la la SGDL (Société des gens de lettres de France) craignent également que » cet accord fragilise le projet plus ambitieux porté par le ministère de la Culture », une plateforme commune visant à regrouper les oeuvres indisponibles du XXème siècle, sur lesquelles auteurs et éditeurs travaillaient ensemble. Or, dans ce nouveau cas de figure, Google a littéralement coupé l’herbe sous le pied de l’Etat qui perd la main sur le patrimoine littéraire, le sacro-saint livre, exception culturelle si caractéristique du système français selon laquelle l’ouvrage doit être protégé… Dans cette optique, le ministère estime qu’il est impératif de trouver un terrain d’entente conjuguant l’attente du public, les droits de la création ainsi que les intérêts économiques de la filiale de Lagardère mêlés à ceux des libraires . « Frédéric Mitterrand rappelle la nécessité que le protocole Google-Hachette qui a été signé respecte les principes définis dans le cadre de cette concertation » appuie-t-il dans un communiqué.
Diviser pour mieux régner
Pour Arash Derambarsh, éditeur et auteur d’une tribune dans Le Monde en faveur du livre numérique, ce nouvel accord, qui exclut toute responsabilité de l’Etat en dehors de son rôle de « diffuser la culture » ouvre la voie à un tout nouveau marché du livre où la concurrence entre les différents groupes restructurera l’économie littéraire. « La stratégie employée par Google est de mettre tout le monde au pas. En plus de briser l’embryon de solidarité entre les éditeurs, cet accord va pousser les différents groupes à se positionner pour le plus grand bonheur de Yahoo, Amazon qui emboîteront le pas », déplore-t-il. Une nouvelle dimension qui, selon lui, fragilise l’économie du livre et ne prendra pas en compte les intérêts communs entre les maisons d’édition, les auteurs et les libraires généralistes dits de « proximité », eux-mêmes condamnés à s’adapter à cette évolution numérique ou à s’éteindre.
Cette perte de contrôle présage également un danger imminent au vue de la multitude de négociations qui s’annoncent sur différentes plateformes. Pour exemple, là où l’auteur bénéficie d’un accord chez Hachette, il ne pourra plus signer chez un autre éditeur. « Il existe un intérêt certain à donner une seconde vie aux auteurs francophones en numérisant leurs oeuvres, mais n’oublions pas qu’un auteur est mobile et apprécie de publier ses ouvrages dans différentes maisons d’édition, pas se soustraire à l’obligation de signer exclusivement chez Gallimard via x ou Hachette via y », précise Arash Derambarsh.
L’évolution numérique du livre est en marche et l’Etat a raté le coche de sa concertation en vue d’un accord commun. Mais rien n’est perdu, le ministère de la Culture peut encore réagir et inverser le mouvement. « Des Etats Généraux du livre doivent être établis d’urgence, au risque de voir définitivement le livre se privatiser et les téléchargements illégaux se multiplier en masse », conclut Derambarsh. Reste à observer dans quelle mesure le livre, considéré comme « étendard » du patrimoine culturel français, survivra à l’irréversible mutation de la chaîne de diffusion du marché littéraire. De l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, les différents points de vente, les libraires, les diffuseurs et les distributeurs, tout sera numérisé.
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